Combats qui me touchent

A toi que je ne porterai jamais

Crédit photo : Pinterest http://jessicacernat.com/

« Un moment que j’ai envie de t’adresser cette lettre, les mots tournent dans ma tête, mais j’ai besoin de les cracher maintenant. Peut-être que j’ai fini par accepter, que je suis prête à faire ce deuil là, je ne sais pas. Ou peut-être que je suis juste triste de devoir t’adresser cette lettre que tu ne pourras jamais lire. Parce que tu ne naîtras jamais. Parce que je n’aurai pas pu te porter, tout simplement.

Je t’aurais appelé mon ptit poussin tant que je n’aurais su ni ton sexe, ni ton prénom. Si tu savais le nombre de fois où j’ai regardé mon ventre dans le miroir, posé mes mains dessus, comme je l’aurais fait si tu avais investi les lieux pour de vrai. Je t’aurais toujours protégé de mes mains douces et chaudes. Je t’aurais lu plein de choses pour t’habituer à entendre ma voix et qui sait te faire aimer la lecture autant que moi. Je t’aurais fait écouter toutes les musiques du monde. Je t’aurais câliné à travers la paroi bien hermétique de mon ventre, écouté tes premiers mouvements taper en moi. Je sais que beaucoup de choses seraient passées entre la vie extérieure et ta bulle de liquide amniotique. Ton papa t’aurait aimé autant que moi, je le sais aussi, parce que je l’aurais choisi pour çà et on t’aurait attendu tous les deux en comptant les mois, les semaines puis enfin les jours, voire les heures. J’ai imaginé des milliers de fois ta présence en moi, te sentir grandir, voir mon ventre s’arrondir de ses jolis formes que j’aime tant voir et puis arriver, coupant ce lien unique entre toi et moi. Dans mes pensées, il y a beaucoup d’amour entre toi, moi et ton papa. Des rires à n’en plus finir. Des jeux de toutes sortes. Des câlins pour sentir la chaleur de ton ptit corps contre le mien. Il y aurait eu des pleurs, parce que c’est la vie, mais je t’aurais protégé du mieux que je pouvais tout en apprenant à te laisser voler de tes ptites ailes au fil du temps, pour que tu sois fort pour affronter la vie, tout en sachant que moi et ton papa serions toujours là pour toi pour panser tes blessures et adoucir les chagrins. 

J’ai tant rêvé de tes jolis dessins gribouillages, de tes premiers mots, de tes premiers pas, de tes premières fois tout court, de ton premier « je t’aime maman », « je t’aime papa ». De ce lien qui nous aurait maintenu durant 9 mois. Lien incassable, bien accroché. J’aurais respiré, mangé, bu pour toi. Je me connais, j’aurais été inquiète au moindre changement, quitte à ne pas dormir pour surveiller si tu allais bien. J’aurais flotté dans des robes légères montrant mon joli ventre, j’aurais tournoyé avec, de joie et de bonheur.

Je me suis tellement battue dans l’espoir de te porter un jour, si tu savais. Tu m’as aidée à me dire qu’il fallait que je sorte de l’anorexie. Mais la chronicité s’est installée, je ne l’ai pas fait exprès, c’est une maladie tu sais et puis j’ai besoin de beaucoup de médicaments depuis longtemps. Tout a cassé l’endroit qui t’était destiné et je m’en veux. Et surtout plus que tout, tu me manques. Tu manques à ma vie mon ptit poussin. Tu aurais eu des ptites cousines que j’adore moi, mais qui ne te remplaceront jamais, même si l’amour que je voulais te donner, je le leur donne, mais ce ne sera jamais pareil. 

Un jour, le médecin m’a parlé de stérilité, j’ai eu peur. On m’a donné un médicament pour provoquer ce qui permet de porter des ptits poussins, mais j’ai fait une hémorragie et un autre médecin a préféré tout arrêter. J’étais affaiblie par mon poids, il ne fallait pas que je perde trop de sang en plus, il valait mieux laisser tranquille mon corps qui ne saignait plus seul. « Elles reviendront quand çà ira mieux », mais au fil des années, j’ai fait des dégâts et plus rien n’a jamais été pareil. La machine à faire des ptits poussins est cassée pour de bon. J’ai l’impression que sans toi, on a supprimé la plus belle chose qui pouvait me rendre heureuse, il manque une partie de moi, il y a un vide qui ne sera jamais comblé. Maintenant je touche mon ventre, en le tordant, parfois, parce qu’il me fait très mal déjà, parce qu’entre lui et moi, c’est dur, il ne me fait pas de cadeau même s’il ne fait pas son travail chaque mois. Parfois, je le touche pliée en deux d’une autre douleur, celle du coeur, de mes tripes et de ma tête, je pleure de ce vide que je ressens. Je suis à un âge où je connais beaucoup de monde qui ont des enfants maintenant. La pire question qu’on puisse me demander c’est « pourquoi vous n’avez pas d’enfant ?? », j’ai envie d’être violente parfois, tu sais. Mais j’essaie de rester gentille et réponds juste que c’est comme çà et quand on insiste, je finis par hurler intérieurement déjà mais tout aussi gentiment, je réponds que je ne peux pas porter mon ptit poussin tant attendu pendant toutes ces années. Mon corps est éteint et n’a plus l’énergie pour réparer ce que j’ai cassé, même si je me suis battue pour çà. C’était un combat vain. Il est devenu vieux avant l’âge normal et tout se finit, à part les douleurs comme pour me rappeler que mes organes sont encore bien là et à chaque coup dans mes ovaires, je me souviens que c’était comme si j’avais mal pour rien finalement. Je vais te laisser mon petit poussin, je pleure de ton manque, le jour où on m’a expliqué qu’il fallait faire le deuil de toi, je ne suis plus pareille, j’ai bien moins l’envie de me battre. Tu étais la raison de mes combats. Je n’aurais peut-être pas été une bonne maman, mais par contre, je sais à quel point je t’aurais aimé. Je t’aime, toi que je ne porterai jamais »…

Une lettre qui me sert d’exutoire pour faire sortir tout ce que je ressens en moi. Une mise en garde sur les conséquences de l’anorexie aussi, surtout quand on tombe dans la chronicité. Les dégâts sont irréversibles. Quand je me suis battue pour me tirer de cet enfer, je sauvais mon coeur qui souffrait de la dénutrition, mais c’était aussi dans l’espoir d’en entendre battre un autre, en moi… Et puis je ne supporte pas d’entendre des femmes qui mènent une belle grossesse dire qu’elles ont marre ou faire un pavé sur leur déception d’avoir une fille au lieu d’un garçon… Pensez à celles qui n’auront jamais le droit de dire qu’elles en ont marre les derniers mois, parce que c’est pour la bonne cause que vous souffrez. Et puis, un garçon ou une fille, est-ce que ce n’est pas le fait qu’il soit en bonne santé qui compte avant tout ? Je suis quelqu’un qui n’est pas contre l’avortement, parce que j’ai souvent imaginé qu’au moment où on a profité de moi, j’aurais pu tomber enceinte et je ne suis pas sûre d’avoir eu le courage de garder le fruit d’un abus. Mais c’est un autre débat. 

Combien de femmes sont dans mon cas et donneraient cher pour souffrir pour mettre au monde un ptit bout de chou, merci de le respecter çà, juste…